Six heures
trente à ma montre. Nous sommes le matin, et comme si c’était important, je
marque dans un coin du bloc note « arrivé à la gare à six heure et
demi, faim, soif, cadavres». Ils n’ont pas encore ouvert les portes, mais le
train s’est stoppé, encore. Seulement, quelqu’un scrutant le dehors à la fenêtre
a soufflé « Terminus ! ». Arrivé à l’autre bout du monde, au
bord du monde, comme si la Terre était plate, nous y sommes enfin ;
où ? Je n’en sais rien, loin de chez moi, loin de chez nous, c’est tout ce
que je sais. D’un coup, même s’il fait encore nuit, ils ouvrent enfin,
aveuglant notre curiosité. « Ils », ce sont les petits soldats,
attroupés autour, comme assiégeant les wagons.Dans ce trou à rat,
la lumière se fait rare, et l’obscurité nous a rendu myopes comme une taupe. Si
aveugles que personne n’a pu voir, pendant le voyage, l’autre d’à côté qui
tombe avec quelques convulsions à peines gênantes à nos pieds ; la mort
est silencieuse, surtout lorsqu’elle est assoiffée. Mais passons, oui passons,
ça vaut mieux, car ce n'est pas comme s'il fallait s'apitoyer sur notre sort,
on l'a bien compris. Je ne veux plus y penser, plus penser à la possibilité que
ces quelques cadavres auraient très bien pu se mêler à ma petite Eleanor, dans
sa jupe, coiffée d’une tignasse brune couronnée d’un ruban; « un bel œuf
de pâque » taquinait Nathan. Comment peut on faire de mal à un si bel œuf
de pâque, elle est à croquer, mais pour eux, croquer ou tuer, ça n’existe pas,
rien n’existe, pas même nos enfants. En somme, lessivé est le mot, je suis
lessivée de ce voyage, si c’en est un, qui titube, dodeline le fer par son
tambour et qui n’arrête jamais de faire tourner la lessive ; une lessive
qui shampooine de plus belle, et le wagon finit par se remplir de bulles. Dans
la tête de tous, il y a ces bulles qui rendent les gens soit fous, soit
indifférent, et pour certains, c’est la même chose. Lorsque la grande machine
de ferraille arrête de tourner, ouvre sa porte, comme là, c’est comme si la
lessive en ressortait à flots, dégoulinant presque d’une couleur rouge, avec
quelques raides vêtements propres, propres de leurs soit disant crasse ;
d’autres, comme moi, sont toujours là, lessivés, mais toujours là.
On dit souvent que c’est le premier regard qui
compte, la première impression. Ici, au premier rang, à l'ouverture des portes,
je ne vois qu’une poignée de soldats, une brume ferroviaire, et c'est à peine
si j'aperçois l'horizon, ce qu'il y a de caché un peu plus loin, dans le dos
des SS.
La
marche est haute, quelques uns trébuchent, tombent, ceux sont surtout les plus
à plaindre par leurs faiblesses, mais personne ne les aide, pas même le garde
juste à coté qui ne fait qu’aboyer, et d’ailleurs, en y réfléchissant bien, pas
même moi. Non, même pas, je préfère faire semblant, remontant le petit col de
ma fille; c’est préférable, je ne sais pas pourquoi. Pourtant, il y a un petit
groupe de jeunes, frais d'une vingtaine d'années, qui en sortant du wagon, déposent, un à un, au
dehors, côte à côte, poliment, les petits ou vieux cadavres sur la neige. Mais
ici, sachez le, la neige n'a pas de honte, elle ne rougit pas, il n’y a pas de
sang, ils ont eu le temps de cailler dans le train, ou sur nos genoux avec la
bouche ouverte de famine, avec, quelque fois, un bébé enveloppé dans la robe de
sa mère qui ne crie plus, « enfin ! ». Alors ce genre de choses,
entre les tôles de la SNCF, ça reste entre nous ; personne n’en parle. On
pourrait se plaindre, crier la lutte ouvrière, du haut de notre majestueuse
Marseillaise, mais allez chanter ça à des fusils. C’est impossible, ils sont
sourds, ils n’entendent que ce qu’ils veulent.
Après tout, nous serons mieux ici, c’est pour
notre bien qu’ils disent, et on finit par les croire, c’est le principe de la
publicité; ça ne peut pas être pire qu’en ville. Alors pour l’instant, je dois juste attendre, là, les
pieds dans la neige, avec ma gamine qui insiste pour qu’on rentre à la maison. « Bientôt,
je lui dis, on doit d’abord aller remplir quelques papiers et après on
rentrera ; qui sait, si tu es sage, tu auras peut-être un autre cadeau en
plus de ton « étoile de shérif » ». Mentir, ça prouve encore
qu’il y a de l’espoir. Même si ce n'est pas tout a fait ce que
j'espérais, le fait que nous soyons encore là, même dans la boue et le sang,
est pour le moins inespérée ; il n'est jamais plus nécessaire que l'espoir, bien
plus utile qu'un rien aussi bête que le néant. Au moins, y a-t-il de l'espoir
lorsque il y a de la vie, ça rend ce néant ridicule. Comme s’il y avait une
grande fête, et qu’il se pointe, sans être invité. Ça l’humilie, il est
ridicule. Ces morts sont ridicules, ils n’ont rien à faire là. Ce n’est pas ce
que j’espérais d’une nouvelle vie.
En y regardant de plus près, ils nous
ont conduit jusqu’à une sorte de ville où cheminées et grillages sont monnaie
courante, avec des lampadaires un peu partout, et des sortes de panneaux, comme
nous défendant de piétiner la pelouse. Peut-être qu’ils ne nous veulent pas
tant de mal que ça, peut-être que c’est Eleanor qui a raison, peut-être que c’est
normal et peut-être que l’on a le droit d’espérer. Après tout, certains se sont
déportés eux-mêmes, de leur plein gré, ça ne doit pas être si mal. D’un certain
côté, on veut bien y croire, on a envie d’y croire. Tout n’est pas fini, je
n’en suis qu’à ce quai boueux fait de pas qui ne sont pas les nôtres. Bien sur
il ya quelques corps inertes. Et alors ? Ça ne veut rien dire, moi je suis
vivante. Ce serait absurde de vouloir déporter tant de personnes à un seul
endroit, d’un seul coup, d’une seule volonté et dans le seul but de tous les
éliminer. C’est là que le mot de déporté, que l’on entend partout, prend tout
son sens. Un voyageur remplit d’espoir, qui ne voit plus rien, qui ne sait plus
rien, qui ne veut pas croire, ni même savoir, mais plein d’espoirs.
Les gens sont antipathiques. Éparpillés,
affolés, recherchant un proche dans la foule, c'est à peine s'ils vous marchent
dessus. Pour régler cette cacophonie, les SS sortent de leurs cachettes et
ordonnent avec leurs bâtons fins de se mettre en rang, en deux colonnes :
« filles-garçons, comme à l’école », dit-il sur le ton de la
plaisanterie. Avec l’accent allemand qu’il faut, il nous explique que nous
allons être diagnostiqués par différents médecins tout au long de notre route
afin de « déterminer quels meilleurs traitements s’imposent à
nous ». Très vite, en 2-3 minutes on nous passe en revue, là bas, au
bout de la file, où un vieillard en canne, miracle du train de l'agonie, est
accompagné jusqu'au chemin de droite. Moi, je me trouve entre une vielle femme
qui donne la main à une plus jeune, et Claudette, une amie d’enfance. Sur le
coup, on a envie de lui demander « tiens, qu'est ce que tu fais là
?! » mais c'est pas comme si j'en avais le courage, ou même, tout
simplement, l'envie, car je sais la réponse, c'est la même que la mienne. Je
tiens toujours Eleanor dans la main droite et l’on commence à marcher ; le
diagnostic médical se fait plus vite que je ne l’aurais cru. Personne ne parle,
pas de cris, personne ne hurle, aucune agression auditive, rien, et c’est
peut-être de là que vient l’angoisse, car, il faut le dire, nous avons peur, il
y a anguille sous roche, même si la roche est si écrasante qu’elle fait
apparaître, seul, un paysage serein et calme, un silence de mort. Au bout de
quelques pas, la vieille femme devant moi trébuche, et reste, maladroite, dans
la neige, commençant à se plaindre de ses vieux os, beuglant à l’aide ; je
continue à marcher. Toujours, il faut
toujours avancer, j'ai pas le choix, même si, en fin de compte, je l'ai, mais
là, sur le moment, je n'ai pas à faire de choix. Les yeux portés vers le
médecin, tirant mon manteau vers moi, dépoussiérant mon épaule du flanc de la
main, je fais tout pour presser le pas, pour la dépasser, et aussi, surement,
pour ne pas troubler la masse, pour ne pas me faire remarquer. Claudette fait
pareil et ne regarde même pas la chère dame, à tel point qu’elle faillit lui
marcher dessus ; grâce à elle, je ne rougis pas.
Je
me retourne vite fait, mes yeux sont attirés par quelques lueurs; j’aimerais
tant être à leur place ! Là dans ce porche, manteau chaud sous la main,
une tasse dans l’autre, et une viennoiserie posée dans une assiette, sur un
coin de table, et je regarderai ces gens avec une indifférence plus chaude
encore que ma pitié. Rien qu’un croissant sorti du four parisien, à peine
chaud, moelleux à la vue, se mâchant comme une pâte mousseuse, avec le beurre
jaune dans les veines de ses oripeaux. J’ai si faim ; tellement que je ne
dois plus y penser. J’arrive devant le médecin.
Il
est placé à trois mètres de moi, il a deux-trois languettes colorées sur sa
poitrine gauche, et un bel aigle aux plumes grises sur la droite. Un beau ruban
rouge-sang ligote son bras gauche comme du saucisson, deux épaulettes flottent
comme de la pâte d’amande, et du haut de ses galons il me regarde de haut en
bas, regarde la petite à coté, puis me baratine quelque chose. Va pour la
gauche ! On suit la direction indiquée, comme des moutons qui ne s’en vont
nulle part, dans un champ voisin avec plus de verdure, avec ce qui nous faut.
Notre berger est derrière nous, devant, là où on ne le devine pas ; après
tout, c’est aussi notre guide maintenant.
La
route paraît longue à gauche, pénétrant dans le brouillard matinal jusqu’à ce
qu’on n’en voit plus la sortie. Bien sur, il y a des barbelés tout autour de ce
couloir de pierre, et quelques goutes de rosée sur les clous. On avance, les
cris de bébés, la foule qui s’agite, les femmes qui parlent du beau temps sont
derrière nous, et leurs voix s’étouffent au fur et à mesure que l’on s’enfonce
dans un sentier perdu, solitaire, où les familles ne parlent même plus, plus du
tout. On y entend le grésillement presque mouchard du courant qui navigue sur
le fer, et, si on de la chance, un courant d’air qui nous accompagne un tant
soit peu vers ce sombre ciel sans étoiles, sans lunes, sans soleils qui est
devant nous. Pas à pas, la seconde ralentit en une minute, le son étouffé de
mes pieds, je marche néanmoins avec la douleur encore palpable de la mort,
celle qui nous fait suffoquer, celle qui étouffe notre vital bonheur avec
l’accompagnement du vide intérieur qui panique, en vain. Mais je continue,
hurlant d’une terreur intérieure qui me dévore à l’idée seule de ne plus être
du tout dans quelques minutes, l’instant d’après, pour toujours, l’éternité, je
continue. Je serai pareille à ce silence qui, au gré des marches, des wagons,
des jours, continue. Je n’existe déjà plus aux yeux des autres, de cette nature
à la neutralité scandaleuse, de ce douillet village endormi dans le creux de
son lit, je n’existe plus, je n’ai jamais existé, et je déposerai comme preuve
de mon passage une herbe, fertilisée par l’étendue impersonnelle et impensable
d’ossements caillés sous une terre qui vieillira de plusieurs générations. Plus
j’avance, plus je pénètre dans l’horrible absurdité de ne pouvoir échapper à
cet imbécile néant qui m’est destiné, je le sais déjà. Mais c’est comme la nourriture
ça, c’est comme la faim, je ne dois pas y penser si je veux continuer.
Ça
a duré une poignée de minutes, autant dire une certaine éternité. L’œuf de
Pâques et moi arrivons devant un portail. Si on le franchit, il y a comme un
bosquet, une étendue où quelques sapins
font la réplique d’un parc. Il y a même un petit étang, et un chemin s’enfonce
dans ladite forêt. Au bout, on y trouve un attroupement de femmes, vieilles et
jeunes, ainsi que Claudette. Elle m’avait dépassé discrètement dans le
couloir de fer.
- « On va
s’décrasser là, dans ce chalet. »
Le
chalet, c’en est encore un par le paysage. Mis à part ça, il est, comme tout ce
qui a été bâti ici, en brique rouge. Très vite l’attroupement se transforme en
mince ruisseau qui inonde l’intérieur du bâtiment ; une file indienne se
dessine à l’entrée, je fais partie des dernières. C’est vrai que je suis
pressée, je piétine derrière la queue en tenant ma fille, la trainant presque
pour aller au bain. Lorsque je rentre, familles et amies nues, pratiquement toutes
nues, n’attendent que moi, dévisageant les derniers comme des vers habillés de
guenilles. Au fur et à mesure que je retire chaque couverture de mon corps,
derniers barrages de ma nudité, je me dis qu’ici il faut être nue comme un vers
ou ne pas être un vers du tout ; c’est en tout cas l’impression que ça me
donne. Je me déshabille, là, devant tout ces gens, je mets à découvert ma
pauvre peau blanche, et même ma fille me voit alors comme jamais je n’aurai cru
qu’elle me verrait un jour, c’est impensable. Mais faut faire avec. C’est la
première chose que j’ai enfin comprise ici : il faut faire avec, avec de
la boue, avec de l’or, avec de la merde, avec du pus, avec du sang, avec eux.
Mon
voisin a fini avant moi ; il a plié son pantalon par terre, de telle sorte
que sa chemise carré soit bien présentable au dessus, sans oublier les
chaussures de cuir qui surplombent le tout. J’aide Eleanor sous les yeux de
tous, sous des yeux pressés de voir une nouvelle ville, un nouveau village
après tout cela. La Douche est donc une sorte de rideau levé sur la
scène .Le spectacle qui s’ensuivra n’en sera que plus beau et vrai ;
un soleil, un lit avec des draps, une tasse chaude le matin, le balai qui
danse en sifflotant, Nathan et Eleanor qui crient toute la journée, Moi qui
fait la bouillie, Lui qui travaille et rentre avec ses baisers continuels, le
soleil qui se couche, la satisfaction que l’on sait qu’il reviendra, que ça
recommencera, une journée banale, une journée si belle.
Belle,
peut-être comme cette blonde à la porte. Elle a des vagues d’or dans ses
cheveux, une tignasse bien coupée, bien laquée. Elle porte un manteau noir de
cuir, comme les autres militaires, avec un chemisier blanc en dessous. De toute
évidence, elle a des bottes, elle est propre sur elle, elle se protège des
saletés. Du haut de sa silhouette allongée, je pense qu’elle est plus jeune que
moi, beaucoup plus jeune, dans la vingtaine d’années à peine. Aucune médaille
sur elle, pas d’épaulettes, elle n’en a pas besoin, ses épaules sont aussi
droites que difformes. Ce n’est pas normal pour une femme, elle n’est pas une
femme, seulement eine Frau avant-gardiste du Reich Allemand. Il faut lui
reconnaître ça à la jeune, elle est libre de force ; son visage n’est pas
tiré par les ordres, il est tout simplement carré et plat, sans aucun relief,
aucun détail creusé, aucune bosse avantageuse, rien de tout cela. Elle a
seulement le majestueux aigle gris, empaillé sur le sein droit avec l’étiquette
de son nom : Irma Grese sourit à
tout le monde, elle serre la main aux gens et leur souhaite la bienvenue ;
je crois même l’avoir vue se pencher pour biser une enfant.
En
fait, les gens s’installent dans la pièce suivante ; c’est une boîte faite
de quatre murs de béton où l’on est censé se laver, dans les moyens
rudimentaires mais pardonnables par le sourire d’Irma. Les murs sont rêches et
ils se décomposent, comme de la rouille, comme si l’eau avait coulée des heures
sur les murs ; cette douche me fera du bien. La jeune au manteau noir ne
manque pas de m’accueillir. Comme je suis la dernière, elle s’attarde un moment
pour nous sourire. Eleanor m’attrape par le bras :
-On
va au bain maman ?
Irma
s’abaisse à sa hauteur. De son visage carré, elle colle sa joue contre celle de
ma petite, puis lui dit avec l’accent qu’il faut :
-Tu
n’as pas à avoir peur ; après t’être lavée, tu pourras aller jouer avec
les autres enfants avec le savon qui restera. Tu aimerais ?
Eleanor,
ne dit mot, et enfin, Irma se lève, me regarde le visage légèrement tournée
vers la gauche :
- Bonne douche ! Bienvenue chez vous.
Je
rentre. Derrière moi se ferme la porte avec sa voix qui fait écho dans ma tête.
Un cliquetis de verrouillage se fait entendre. Plus personne ne parle, plus personne ne bouge, plus personne dans
l’obscurité je ne vois. J’ai peur, je ne sais plus, je serre la main
d’Eleanor ; il n’y a pas d’eau, il n’y a pas de lumière, il n’y a rien.
Deux
trous s’ouvrent précipitamment au plafond.
Kévin
Jollivet